Les pays du bassin du Congo, dont le Cameroun, sont confrontés à un dilemme : comment concilier développement économique et préservation de la biodiversité ? Le rapport Planète Vivante 2024, appelle à une meilleure reconnaissance de la valeur économique des forêts et à un financement accru pour leur protection.
Le dernier rapport Planète Vivante du Fonds mondial pour la nature (WWF) révèle une réalité inquiétante pour la biodiversité mondiale. Entre 1970 et 2020, la taille moyenne des populations d’animaux vertébrés sauvages a chuté de 73 %. Alain Bernard Ononino, directeur national de WWF Cameroun, a souligné que cette perte de biodiversité coïncide avec des crises environnementales majeures, notamment les changements climatiques et la déforestation.
Alain B. Ononino a précisé que « les effets dévastateurs des changements climatiques, tels que les sécheresses et les tempêtes, seront plus ressentis dans les pays qui n’ont pas les ressources financières nécessaires pour faire face à ces défis ». Il a ajouté que les forêts du Cameroun, qui jouent un rôle crucial dans la régulation du climat, sont gravement menacées.
Justin Kamga, coordonnateur de l’ONG Forêts et Développement Rural (FODER), a également exprimé ses préoccupations. « Le rapport Planète Vivante 2024 dresse un constat alarmant : les populations d’animaux sauvages ont chuté de 73 % en 50 ans. Si cette tendance se poursuit, les populations d’animaux sauvages pourraient disparaître presque entièrement dans les prochaines décennies. Il est donc urgent de mettre en œuvre des mesures efficaces pour préserver la faune et ses habitats. »
Un aspect crucial souligné dans ce rapport est la valeur économique de la nature. Selon les experts, 55 % du PIB mondial, soit environ 58 mille milliards de dollars, proviennent directement ou indirectement de la nature. Pourtant, « dans la perception économique mondiale, on attribue une valeur proche à zéro à la nature », a déclaré Jonas Kemajou Syapze, expert à WWF. Ce paradoxe illustre la difficulté de protéger les ressources naturelles lorsque leur valeur n’est pas reconnue notamment dans le bassin du Congo.
Jonas Kemajou Syapze a critiqué les financements internationaux, affirmant que « les financements qu’attendent les pays du Bassin du Congo ne viendront pas, car il ne suffit pas pour ces gouvernants d’aller aux COP et de participer à la rédaction de grandes déclarations pour que les fonds suivent automatiquement ». Il a mis en lumière le fait que le bassin du Congo, avec ses 180 millions d’hectares de forêt, n’a reçu que 4 % des financements destinés à la protection forestière, comparativement à l’Amazonie et à Bornéo, qui ont reçu respectivement plus d’un milliard de dollars.
« Les pays du bassin du Congo doivent se développer en exigeant des autres parties prenantes, le respect des engagements internationaux », a déclaré Syapze. Cela soulève la question fondamentale de la rentabilité économique des forêts par rapport à d’autres usages non durables des terres. Le développement des palmeraies à huile, par exemple au Cameroun, pourrait générer environ 775 dollars par hectare par an. Cette réflexion sur la valeur économique des forêts est essentielle pour inciter les pays à investir dans leur préservation.
Le rapport Planète Vivante qui en 2024 est à sa 15ème édition appelle à une prise de conscience collective et à des actions concrètes pour préserver la biodiversité. Les pays du bassin du Congo doivent identifier les facteurs économiques inhérents à leurs forêts et négocier pour en obtenir une juste compensation. Il est impératif de changer de démarche et de repositionner la valeur de la nature dans les discussions économiques internationales pour assurer la pérennité de ces écosystèmes vitaux.
Mireille Siapje
INTERVIEW
« Ce rapport présente le mérite d’attirer l’attention des décideurs mondiaux, et peut également être utilisé au niveau national et local pour le plaidoyer. »
Samuel NGUIFFO Directeur du Centre pour l’Environnement et le Développement (CED)
- Dans quelle mesure les conclusions du Rapport Planète Vivante 2024 reflètent-elles les réalités du terrain en Afrique ? Selon vous, quels sont les aspects du rapport qui sont particulièrement pertinents pour le contexte africain et ceux qui nécessiteraient des ajustements ?
La lecture du rapport Planète vivante 2024 est une source de préoccupation pour tout habitant de la planète, mais plus encore pour les Africains : ses conclusions sont particulièrement alarmantes. La principale conclusion et qu’il nous reste très peu de temps. La période pendant laquelle on peut encore agir pour remettre la planète sur une trajectoire qui nous ne conduit pas de manière inéluctable à la destruction c’est un horizon de cinq ans. D’ici à 2030 la planète doit avoir agi pour commencer à réparer ce qui doit l’être. C’est très court. Mais cette durée courte ne s’explique que parce qu’on a refusé d’agir quand nous en avions encore le temps. Aujourd’hui, agir signifie prendre des mesures extrêmement fortes et les appliquer avec une rigueur inédite. Pour le continent africain, le défi est double de ce point de vue : premièrement, il n’est pas certain que la biodiversité ait dans nos pays le niveau de priorité souhaité, pour envisager les mesures fortes attendues de nos décideurs politiques. Ensuite, on n’est pas plus certain de disposer d’une expertise pour organiser la nécessaire prise en compte de la protection de l’environnement dans le cadre des stratégies de développement, qui sont jusqu’ici construites presqu’exclusivement sur des objectifs de croissance économique.
- Le rapport met en évidence un déclin alarmant de la biodiversité mondiale. Selon vous, quelles sont les spécificités du contexte africain dans cette tendance ?
La question de la biodiversité est des plus pertinentes dans le contexte africain. L’africain est en effet très attaché à la nature, qui définit parfois son identité, et qui sert de socle à ses moyens de subsistance et à sa spiritualité. Nous sommes donc directement concernés quand on parle de la nature, même si l’attachement que l’Africain a vis-à-vis de la nature s’estompe progressivement, sous les effets conjugués des brassages des peuples, du développement des investissements à grande échelle dans les terroirs traditionnels des communautés locales et autochtones. La dégradation de la nature touche donc directement au cœur de l’identité des peuples africains.
Les conclusions du rapport indiquent que l’Afrique vient en deuxième position des zones dans lesquelles la dégradation est la plus importante. Ceci révèle bien l’ampleur du défi sur le continent, qui abrite l’une des plus riches biodiversités, mais aussi l’une des plus menacées.
- Le Rapport Planète Vivante 2024, comme tout rapport scientifique, comporte certaines limites. Quelles sont, selon vous, les principales limites méthodologiques ou conceptuelles du rapport ?
Peut-on parler de limites dans la méthodologie de ce rapport ? Les critiques ne manqueront pas, et l’on trouvera toujours des personnes promptes à remettre en question la méthodologie ou les conclusions du rapport. Habituellement, cette critique est faite sans proposer une approche et des résultats différents, pour susciter une comparaison. La véritable question devrait être la suivante : la méthodologie du rapport est-elle de nature à en altérer de manière significative les conclusions ? Et même si finalement nous ne disposions pas de cinq ans pour agir, mais d’un peu plus, ce délai supplémentaire serait-il suffisant pour justifier que l’action soit reportée ? il faut comprendre l’ampleur du problème, et agir dès à présent pour tenter de le résoudre. Ce rapport présente le mérite d’attirer l’attention des décideurs mondiaux, et peut également être utilisé au niveau national et local pour le plaidoyer. Ce qui est attendu, c’est une action forte, et pas des atermoiements prenant la forme de contestation de la méthodologie.
- Pensez-vous que le rapport accorde suffisamment d’attention aux causes profondes de la perte de biodiversité en Afrique, telles que les inégalités sociales, les modèles de développement non durables et les changements climatiques ?
Le rapport ne peut pas, sur quelques dizaines de pages, faire le point sur toute la diversité de questions, toutes complexes, qu’il faudrait aborder pour être exhaustif. Je perçois le rapport comme une invitation à la fois à agir et à approfondir la réflexion, pour affiner la compréhension. Mais on dispose déjà de suffisamment d’éléments pour commencer à agir, et il faut le faire. Le déclin de la biodiversité sur le continent africain s’explique sans doute par des causes dont certaines sont spécifiques à notre région. Les inégalités sociales, la pauvreté, les migrations forcées, la faiblesse de nos administrations (en personnel et en moyens financiers et matériels) sont autant d’éléments qu’il faut prendre en considération quand on analyse le déclin de la biodiversité en Afrique, et quand on envisage des solutions pour y faire face.
Comment les conclusions du Rapport Planète Vivante 2024 s’inscrivent-elles dans le cadre des négociations internationales sur la biodiversité, notamment en amont de la COP16 ?
En toute logique, un rapport de cette importance, qui est attendu tous les deux ans, devrait être scruté par les négociateurs pour s’en inspirer. Il contient en effet de nombreux éléments susceptibles d’orienter les travaux des conférences internationales sur la biodiversité. Ce rapport indique une période de cinq ans au-delà de laquelle la tendance au déclin de la biodiversité sera totalement irréversible. Cette date devrait être désormais considérée comme une date butoir pour l’adoption et la mise en œuvre de mesures fortes. Mais sera-t-il possible de voir une inversion de cette tendance, un recul des crispations « souverainistes » observées dans ces grandes conférences internationales, où ce qui semble prévaloir est plus l’intérêt des Etats que celui de l’Humanité ? L’avenir restera sombre si cette approche ne change pas de manière fondamentale.
Quels sont les enjeux spécifiques pour l’Afrique lors de ces conférences internationales et comment le continent peut-il faire entendre sa voix ? Selon vous, quelles sont les principales barrières à la mise en œuvre de politiques ambitieuses de conservation de la biodiversité en Afrique ?
Les enjeux spécifiques pour l’Afrique sont assez similaires à ceux que l’on a connu par le passé : l’Afrique se présente à ces conventions internationales comme un acteur important de la biodiversité, puisqu’elle abrite une large proportion des habitats et de la biodiversité, mais également comme un acteur dont le poids dans les négociations ne reflète pas son poids comme habitat de la biodiversité, et enjeu de la conservation. Elle peine à faire entendre sa voix, et à assurer le leadership mondial sur ces questions. Ce paradoxe s’explique, au moins, par la difficulté de l’Afrique à présenter une cohérence entre ses politiques de développement, qui accordent peu d’importance à la protection de l’environnement, et son discours sur la protection de la biodiversité, parfois démenti par les stratégies de développement et par la pratique des Etats du continent.
Comment renforcer la collaboration entre les gouvernements, les organisations de la société civile et le secteur privé pour une action plus efficace en faveur de la biodiversité ? Notamment, ceux du bassin du Congo.
La question de la collaboration entre les communautés, les organisations de la société civile, les gouvernements, le secteur privé, les agences de coopération, les institutions académiques, etc. est cruciale. Le rapport Planète Vivante présente l’avantage d’apporter une peinture de la situation qui montre l’importance et l’urgence du défi. C’est la survie de l’Humanité qui est en jeu. Il est donc impossible d’envisager des réponses fragmentées comme réponses à ce défi global. La participation de tous les acteurs devra donc être un impératif, même si l’Etat devra continuer à garder la responsabilité principale dans l’action, avec un rôle de chef d’orchestre assurant le respect de la partition. Il serait utile que dans nos pays le Gouvernement s’engage à produire, périodiquement, un rapport national indiquant la situation dans le pays, et les mesures prises pour y faire face. Cela permettra un contrôle citoyen de l’action de l’Etat, et favorisera l’implication des autres acteurs dans la lutte contre le déclin de la biodiversité. Relever cet important défi est à ce prix.
Interview réalisée par Mireille Siapje